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Le sauveur pénétra dans la crypte où reposait la momie. Peu à peu, il redonnait vie à cet ancien laboratoire d’alchimie, abandonné depuis longtemps. Il avait ouvert plusieurs cachettes contenant des cornues, des coupelles, des vases de pierre et des traités consacrés à l’élaboration de la pierre philosophale suivant la voie brève et la voie longue, tradition héritée du Livre des deux chemins gravé sur les sarcophages des grands initiés de l’Égypte ancienne.
Lors de l’invasion arabe du VIIe siècle après Jésus-Christ, la voix des sages s’était éteinte. On avait dévasté les temples et pillé les demeures d’éternité. Pressentant le désastre et l’anéantissement de leur civilisation, quelques prêtres avaient réussi à s’enfuir et à gagner l’Europe où la transmission des secrets ne s’était jamais interrompue. Les héritiers des pharaons avaient formé les premières communautés monacales et les loges d’artisans, créateurs des cathédrales, véritables livres de pierre offrant leur enseignement à qui avait des yeux pour voir. Alchimistes et francs-maçons avaient pris le relais, mais fort rares étaient les dépositaires de la connaissance des hiéroglyphes, « les paroles de Dieu[22] ».
Le sauveur appartenait à cette minuscule confrérie dont il serait bientôt le dernier survivant car son maître, l’abbé Pacôme, ne tarderait pas à disparaître. Les dieux décideraient-ils de priver l’humanité de la langue sacrée ou bien permettraient-ils à un chercheur comme Champollion d’en redécouvrir les clés ?
Le sauveur avait une tâche prioritaire : préserver de la corruption cette extraordinaire momie, porteuse de la vie des Anciens. Cet être au regard lumineux et paisible était un chef-d’œuvre de la Demeure de l’Or, lieu de l’initiation suprême. Soixante-quinze étapes rituelles avaient été nécessaires pour rendre efficace la magie de l’embaumement et façonner le sâh, « corps noble ».
Seul un « juste de voix » accédait à cette dignité, capable de vaincre la seconde mort, l’anéantissement du cœur et de la conscience, et d’accéder à une vie en éternité, perpétuel voyage à travers l’univers.
Encore fallait-il que les parties du corps immortel d’Osiris fussent réunies et protégées. En dépouillant la momie de ses attributs magiques, les profanateurs l’avaient mise en grand danger. Le sauveur récita les formules de transformation en lumière, encensa la momie et célébra le rituel de la veillée funèbre.
Il devait la maintenir hors des ténèbres.
À n’importe quel prix.
Belzoni remit la carte de Francis Carmick au conservateur du British Museum qui avait accepté de le recevoir. Le visage anguleux orné de favoris, l’érudit occupait un local étriqué, encombré d’étagères croulant sous le poids de lourds volumes reliés. De style élisabéthain, son bureau, couvert de dossiers, tenait les visiteurs à bonne distance. Ici, on ne plaisantait pas avec la science.
Regrettant les vastes espaces de l’Égypte et de la Nubie, le Titan de Padoue respirait mal. L’été pourri rendait ses articulations douloureuses, et l’automne n’améliorerait pas la situation. Un instant, il songea à la douceur d’un mois d’octobre à Louxor.
— Etes-vous l’organisateur de l’exposition qui se tient à l’Egyptian Hall ? demanda le conservateur d’une voix pincée.
— En effet. C’est un immense succès.
— La populace a souvent mauvais goût, monsieur Belzoni. C’est même sa principale caractéristique. Dieu merci, elle ne fréquente pas notre musée. Comment apprécierait-elle le grand art ?
— Vous êtes-vous rendu à l’Egyptian Hall ?
Le regard froid du conservateur devint franchement glacial.
— L’ampleur de mes responsabilités m’interdit ce genre de distractions.
— Il s’agit d’une exposition fort sérieuse, protesta l’Italien. J’y ai rassemblé des dessins de la plus belle tombe de la Vallée des Rois, quantité d’objets anciens et un chef-d’œuvre incomparable, un grand sarcophage d’albâtre orné de figurines et de textes hiéroglyphiques.
— Les chefs-d’œuvre incomparables sont conservés au British Museum.
— Justement, sur la recommandation de Francis Carmick, j’ai une proposition à vous faire.
— Soyons clairs, Belzoni. Je n’ai croisé ce politicien qu’une seule fois, à l’occasion d’un événement mondain. Ses amis ne sont pas les miens, et il ne joue aucun rôle dans l’administration de ce musée.
L’Italien contint sa colère. Ainsi le notable s’était moqué de lui !
— Alors, cette proposition ?
— Ce sarcophage est une pièce unique. Le rapporter en Angleterre fut une sorte d’exploit, et je suis persuadé qu’il sera considéré comme l’un des plus fabuleux trésors du British Museum.
— Mon cher, vos convictions n’ont rien de scientifique. Car, m’a-t-on dit, vous ne possédez pas de diplômes et n’avez pas de compétence archéologique reconnue.
— Mon livre prouve l’étendue de mes découvertes !
— Ce n’est pas un ouvrage de référence, Belzoni, mais le récit d’un chercheur de trésors destiné à distraire les badauds.
L’Italien avala sa salive.
— Le sarcophage d’albâtre n’est ni une illusion ni une curiosité !
— À supposer qu’il mérite cette appellation, l’art de l’Égypte ancienne n’intéresse qu’une minorité d’amateurs.
— Mon exposition démontre le contraire !
— Je parlais d’amateurs éclairés, objecta le conservateur. Peut-être mes collègues et moi-même pourrions-nous étudier une procédure de don et accueillir votre sarcophage dans les réserves du musée.
Belzoni sursauta.
— Une procédure… de don ?
— Ce serait une faveur. De mon point de vue, les sarcophages sont des objets mineurs.
— Celui-là vaut une fortune !
— Vous plaisantez, je présume ?
Le colosse se releva.
— C’est vous qui plaisantez ! Et vous n’avez pas le droit de refuser une telle merveille.
— Un aventurier étranger prétendrait-il apprendre son métier à un conservateur du British Museum ?
— Je me passerai de vos compétences. Le musée doit m’acheter le sarcophage d’albâtre, et il l’achètera !
Belzoni sortit de ce bureau où il manquait d’air et claqua la porte.
Higgins s’accommodait de son refuge de la City, bénéficiant du confort moderne. Néanmoins, son chien Geb et son chat Trafalgar lui manquaient. Les longues promenades, les soirées au salon, les excellents repas de Mary, le calme de la campagne… Autant de bonheurs qu’il espérait retrouver au plus tôt.
Hélas ! l’avenir immédiat ne s’éclaircissait guère. La relecture de ses notes ne manquait pas d’intérêt, mais elle ne lui procurait pas encore les clés d’énigmes entremêlées. Une intuition le guidait : les trois meurtres, la disparition de la momie et Littlewood étaient indissociables. Un ou plusieurs suspects avançaient masqués, et tous ceux qu’il avait interrogés avaient quelque chose à cacher, y compris Belzoni et son épouse.
Higgins ne croyait pas au hasard et au crime de circonstance. Accomplir un tel acte impliquait un état d’être et un cheminement. À lui d’en découvrir la cause et de ne pas s’égarer.
Selon la vieille méthode des alchimistes, il accumulait les matériaux et les observations, sans idée préconçue, et laissait à la vérité le temps de s’épanouir. L’essentiel ne consistait-il pas à poser les bonnes questions ?
Après s’être humidifié le visage avec une serviette chaude, il l’enduisit d’une mousse de savon à barbe, parfumée à l’eau de rose. Passée et repassée sur un cuir à aiguiser, la lame de son coupe-chou au manche de nacre assurait un rasage parfait. Restait à lisser la moustache poivre et sel, en soumettant les poils rebelles. Respecter autrui, et le comprendre, commençait par le maintien de soi-même.
Utilisant l’eau de toilette Tradition Chèvrefeuille, au parfum suranné, l’inspecteur se remémora les enquêtes qui l’avaient conduit, depuis le début de sa carrière, à mettre sous les verrous quantité de criminels. Cette fois, la situation ne ressemblait à aucune autre, et l’expérience acquise serait inutile. Higgins s’aventurait en terrain inconnu et nul ne lui porterait assistance.
Vêtu d’un habit de bonne facture et ressemblant à un homme d’affaires de la City, l’inspecteur quitta son abri et se dirigea vers un restaurant où il dégusterait des œufs brouillés, du bacon et du poisson grillé.
Un gentleman coiffé d’un haut-de-forme marcha à ses côtés.
— Nuit tranquille, sergent ?
— Pas autant que les précédentes. Quand vous êtes rentré, quelqu’un vous suivait.
— Homme ou femme ?
— Un bonnet, un long manteau… Impossible à dire. J’ai préféré observer et ne pas m’approcher de trop près. Le suiveur a tenté de repérer votre domicile, mais il a échoué et tourné en rond. Il recommencera, et je suggère de doubler votre protection.
— Agissez au mieux, sergent.
— Devons-nous intercepter ce curieux ?
— Seulement en cas d’extrême urgence.
— Nous n’aimerions pas vous perdre, inspecteur.
— J’aurais tendance à vous approuver.
Les deux hommes se séparèrent, Higgins déjeuna d’un excellent appétit. Ses premiers coups de pied dans la fourmilière donnaient déjà des résultats.